J’ai grandi dans une certaine proximité sentimentale avec ceux qu’on appelle les Afro-Américains. D’une part, la télévision a inconsciemment créé un rapprochement et une affinité. De nombreux films, séries et documentaires qui présentaient certaines figures de la communauté afro-américaine qui, peu à peu, ont dû s’immiscer dans mon univers culturel familier. D’autre part, le hip-hop est devenu depuis mon adolescence la voix qui porte les injustices, idéaux et états d’esprit que j’ai pu ressentir. Les milieux urbains afro-américains sont le terreau de ce mouvement et restent son lieu d’ancrage, ce qui a contribué à tisser des ponts entre mes affinités culturelles et la communauté afro-américaine.
Animé d’une forte curiosité doublée d’un besoin de découvrir et de comprendre, j’ai voulu voir de mes propres yeux les quartiers populaires habités par les communautés afro-américains, qui motivèrent mon premier voyage aux Etats-Unis. À ce moment-là, l’appréhension était forte. Je pensais comme beaucoup que les Blancs étaient mal vus et mal venus dans ces quartiers, et je craignais violence et animosité lors de mes visites.
Comme à chacun de mes voyages, je vais instinctivement chercher à me confondre à la population, à m’immerger dans les quartiers et à me fondre dans le décor. Cette démarche est d’autant plus facile et naturelle pour moi qu’elle n’est pas préméditée mais spontanée. Donc j’arrive en avril 2007 à New-York. Ce premier court voyage aux États-Unis va me conduire notamment à Harlem, à Queensbridge et dans certains quartiers de Brooklyn. Je découvre alors des quartiers populaires où sont concentrées des communautés afro-américaines, malgré une gentrification et une diversification des couches sociales et ethniques déjà en cours. Je rencontre surtout des Afro-Américains pour la première fois de ma vie, qui me font part d’expériences de vie intéressantes. Le racisme que je craignais est beaucoup plus rare et nuancé que je ne l’attendais.
En 2009, 2010 et 2011, je vais retourner aux Etats-Unis dans différentes villes et fréquenter plus intensément divers quartiers pauvres et différentes communautés afro-américaines, entre autres dans le cadre de l’étude des communautés musulmanes aux Etats-Unis. J’en garde de grands souvenirs et une proximité avec les quartiers visités et leur population, doublée d’une certaine familiarité. Voici quelques-unes de ces expériences.
J’ai passé quelques semaines dans le quartier de Bedford-Stuyvesant à Brooklyn. Ce quartier a été considéré comme un ghetto afro-américain, marqué par la pauvreté, le trafic de drogues et la criminalité. Ces dernières années, le quartier s’est néanmoins peu à peu transformé en accueillant diverses communautés. Même s’il comporte toujours une forte majorité afro-américaine, il n’est plus autant ségrégé qu’autrefois et subit même une vague de gentrification. On peut apercevoir quelques Blancs, qui plus est de classes sociales moyennes, ce qui était impensable il y a quelques temps. Aux abords de la mosquée Taqwa, la plus grande du quartier, de nombreux immigrés de pays arabes ou africains tiennent divers commerces. À la mosquée et à ses abords, je parviens à rencontrer des Afro-Américains du quartier, jeunes et moins jeunes. Avec certains, une relation amicale de confiance s’installe. Je fis ainsi la connaissance de Abdu-Salam en 2009, qui vient de sortir de prison. Il me dit avoir été arrêté lors du meurtre par balles d’un client dans le magasin où il se trouvait à ce moment-là. Innocent, il va passer quelques années en prison ce qui l’affectera profondément. À sa sortie, il retourne à Brooklyn pour vivre avec de la famille et fréquente quotidiennement la mosquée. Je rentre aussi Daoud et son ami, cinquantenaires, ex-membres de gang. Dans leur adolescence, ils vivaient dans le même quartier alors beaucoup plus dangereux et franchement ségrégé, habitués aux fusillades, comme le témoignent toujours les cicatrices par balles sur certaines parties de leurs corps. Lors de notre rencontre, Daoud est sans-abri. À l’âge de 50 ans, il passe ses nuits dans le métro comme beaucoup d’autres. Il fréquente la mosquée pour prier et en profite pour y faire ses siestes l’après-midi. Il dit que son frère a une maison en Californie et qu’il vit aisément avec sa famille, mais il refuse de le rejoindre par fierté ou gêne. Son ami vit encore dans le quartier avec de la famille. Il vient à la mosquée pour les prières et aussi pour faire sa musculation dans un coin de la mosquée aménagé à cet effet.
Un jour, je marche dans un quartier pauvre de Jersey City, dans la périphérie de New-York. Ici, la gentrification n’a jamais eu lieu, la misère et la criminalité sont toujours là. Cette partie de la ville est grise, triste, ghettoïsée et ségrégée. Je ne croise que des Afro-Américains durant une vingtaine de minutes de marche. De nombreuses vieilles maisons sont abandonnées, les portes et les fenêtres condamnées. Ce jour-là, c’est mon chapeau (appelé koufi, chichia ou encore calotte) attire l’attention d’un homme au loin, qui m’identifie en tant que musulman. Il me fait un signe en me criant quelque chose, ce qui m’inquiète d’abord vu la stature du type et le climat d’insécurité environnant. Lorsque l’on s’approche, il me lance un « salam aleykoum » avec un grand sourire et me demande d’où je viens. On commence à discuter et en quelques secondes, je ressens une grande sympathie et proximité entre nous. Il m’apprend qu’il s’appelle Omar, prénom donné par son père qui était affilié à la « Nation of Islam ». Malgré ce nom, il n’a eu aucun contact avec l’islam et aucune connaissance sur cette religion, si ce n’est la revendication d’appartenance à l’islam à la mode dans certains milieux afro-américains sous l’héritage de la « Nation of Islam » et de son message plus politique que religieux. Incarcéré pour plusieurs années suite à des activités criminelles, il embrasse l’islam officiellement et profite de sa peine de prison pour étudier le Coran. Ceci change sa vie et le coupe de la criminalité, en lui donnant une hygiène de vie et une spiritualité tournée vers Dieu. Son souci est alors de se conformer à l’islam et de cheminer dans cette voie. À la trentaine, il est libre et vient de se marier. Il rêve de s’installer en Egypte. Lors de notre discussion, Omar me dit ne pas savoir comment utiliser un ordinateur, donc de ne pas pouvoir communiquer par e-mail. Il n’a même pas de téléphone en ce moment. Cela reste fréquent dans ces quartiers, où la ségrégation et la pauvreté convergent avec des lacunes en matière d’éducations et d’accès aux moyens de communication, ce qui peut sembler très paradoxal pour une ville américaine.
Philadelphie n’est pas New-York et ici, la misère et l’insécurité sont plus frappantes. La ville est ghettoïsée et populaire, tant au Nord qu’à l’Ouest ou à l’Est. Les quartiers populaires concentrent une très forte proportion afro-américaine, et je n’ai pas croisé de Blancs dont nombre de quartiers visités. Dans les différentes « inner cities » américaines que j’ai pu fréquenter, ce constat se répète et perpétue une image de ségrégation entre couleurs, qui opposent principalement les communautés afro-américaines défavorisées au reste de la population. Le plus étonnant est l’absence de Blancs dans de très nombreuses zones, couramment appelées « ghettos », qui conforte cette notion de ségrégation et d’évitement entre les ethnies et couches sociales. Cette réalité m’interpelle en raison de la couleur de ma peau et de mon origine européenne, qui ne m’ont pas empêchés de séjourner ces quartiers et de m’intégrer aux populations locales sans aucun souci particulier ni aucun racisme ressenti. Cependant, cette ségrégation spatiale et socioculturelle a questionné ma propre identité et m’a interrogé sur la façon dont les autres me considéraient. En effet, être blanc dans ce qu’on appelle un « ghetto noir » peut paraître surprenant aux yeux de certains, et déplaire à beaucoup. Selon moi, si on s’oppose à la ségrégation et à toute forme de racisme, ce sentiment doit s’effacer. L’important est d’aller à la rencontre de l’autre, l’autre qui est bien souvent le reflet de soi-même. M’opposant à toute logique ségrégative, j’ai voulu aller partout où j’avais quelque chose à faire. J’ai pu ainsi rencontrer des gens très intéressants, ressentir de l’humanité et de l’amour.
À New-York, j’ai eu plusieurs occasions de me rendre dans des «housing projects », l’équivalent américain des cités HLM. Ces « projects » sont très répandus dans certaines villes, et symbolisent le ghetto de l’ « inner city », en concentrant les populations socialement et économiquement défavorisées. Connus du grand public pour les problèmes de drogues et de criminalité, ces quartiers new-yorkais sont en fait des grands ensembles de logements sociaux, semblables à ce qu’on peut voir en France et en Angleterre. Mais aux Etats-Unis, ces quartiers sont beaucoup plus homogènes ethniquement que ceux d’Europe, en concentrant principalement des populations afro-américaines et hispaniques selon leur localisation. J’ai séjourné brièvement dans une de ces cités à Harlem chez une famille d’immigrés maliens. Le quartier ressemble à une enclave, confinée dans un rectangle délimité par les grandes rues environnantes. Devant le hall d’entrée de l’immeuble imposant, une dizaine de jeunes Afro-Américains occupent l’espace. A l’intérieur, les couloirs sont imposants et larges, emplis de saletés. Dans l’ascenseur et les cages d’escalier, une odeur d’urine forte se fait sentir. L’état du bloc est lugubre et l’ambiance inquiétante. Le quartier est imposant et impersonnel. L’ambiance et le décor sont bien plus inquiétants et ternes que ceux des pires cités HLM françaises que j’ai pu fréquenter. Dans l’ascenseur, je croise un jeune avec qui la discussion s’enclenche automatiquement. Plus tard, dans le Bronx, j’ai fréquenté d’autres quartiers un peu différents. Partout, les endroits visités donnent l’impression d’une ségrégation sociale et d’un univers ghettoïsé, rude et impersonnel. Partout, la population afro-américaine est omniprésente et les autres ethnies sont rares. Des échanges rapides s’établissent facilement, les jeunes de ces quartiers m’adressant parfois la parole au gré des rencontres dans les cages d’escalier, bus ou alentours. On m’appelle fréquemment « my brother », surtout lorsque mon apparence trahit mon appartenance à l’islam.
Je garderai le souvenir de cette ségrégation et pauvreté, de cette séparation toujours évidente entre les communautés afro-américaines défavorisées les classes moyennes et huppées des quartiers voisins. Je garderai aussi le souvenir d’une ambiance de ghetto, toujours plus prenante là-bas que dans les autres pays occidentaux que j’ai pu voir, et surtout des nombreux contacts spontanés que j’ai pu avoir, de la chaleur humaine de certains et de l’amitié d’autres, avec qui je n’ai malheureusement plus de contacts.
Baptiste BRODARD
Docteur en études religieuses - Sociologue - Auteur et conférencier
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