3 pôles d'activité interdépendants:
1. Développer le « savoir »
2. Transmettre le « savoir »
3. Mettre en en application le « savoir » : faire en sorte que ce « savoir » soit utile et utilisé concrètement
Dans ma vision, le développement du savoir ne passe pas uniquement par la voie académique, mais aussi et surtout par les expériences de vie individuelles. Ce cursus extra-scolaire, que l’on appelle familièrement « l’école de la vie », représente pour moi l’essentiel de l’apprentissage d’une personne. Cependant, pour que cet apprentissage soit assimilable et utilisable, il faut une conscientisation et donc une posture réflexive de la part du sujet, qui réfléchit sur ses expériences de vie.
Dans cette optique, je soutiens que l’apprentissage académique, en tout cas dans certaines disciplines, devrait être couplé avec la réflexion sur son parcours de vie et son propre processus d’apprentissage. En d’autres termes, je soutiens que l’apprentissage doit être appréhendé dans une perspective englobante et large, en prônant surtout une interaction entre le savoir théorique et sa mise en pratique, ce qui me semble tout à fait fondamental.
C’est aussi sans doute cette vision qui m’a orienté vers des études dans les sciences sociales dès l’obtention de mon baccalauréat. Je me suis d’abord orienté vers la sociologie, dans le but de comprendre les inégalités sociales et les problèmes sociaux. Cette motivation naïve, aux lendemains de mes 18 ans, a été directement liée à mon expérience de vie et à mes difficultés d’ordre sociale et familiale. Je voulais alors étudier les sciences sociales à la fois pour mieux comprendre mon vécu et surtout le vécu des personnes que je côtoyais alors, mais aussi pour prendre ma revanche sur un parcours de vie qui me paraissait alors injuste et douloureux. Après le Bachelor, j’ai entrepris un Master en travail social dans le but d’avoir une formation plus pratique, qui me permettrait par la suite de travailler en tant qu’assistant social ou éducateur. Tous ces choix d’orientation dans mes études ont été fortement influencés par mon parcours de vie et mes expériences.
Parallèlement, mes études se sont basées des disciplines académiques qui ont pour objet la société contemporaine et qui nous concernent donc largement. Dans cet axe, ces disciplines académiques se proposent de décrire les sociétés et les populations, auxquelles les vies des étudiants sont donc largement mêlées. Ainsi, un lien naturel peut être établi entre l’expérience individuelle d’une personne évoluant dans un milieu donné, l’étudiant, et les branches qu’il étudie. D’ailleurs, certaines œuvres phares ont été réalisées par des personnes qui se basaient directement sur leur vécu (voir notamment Anderson, 1993).
Au fil des années d’expériences diverses et d’études à l’université, j’ai renforcé cette conviction de l’interdépendance entre les expériences personnelles et les apprentissages formels, entre la pratique et la théorie. Je continue donc mon propre processus d’apprentissage en tentant plus que jamais de lier mes expériences de vie et mes observations personnelles à mes apprentissages théoriques et académiques.
La recherche interdisciplinaire : oser sortir des carcans
Dès la fin de la scolarité obligatoire, et plus particulièrement encore avant d’intégrer une université, les étudiant-e-s se retrouvent systématiquement confronté-e-s au difficile choix de leurs spécialisations. Même si le système d’options permet de s’ouvrir à d’autres approches théoriques, épistémologiques et thématiques, l’étudiant-e ne peut éviter de choisir non seulement des sujets mais surtout des angles d’approche disciplinaires, ce qui va durablement orienter la suite de son parcours académique et professionnel.
Pour ma part, le premier grand dilemme fut le choix disciplinaire en début d’université. Globalement, je m’intéressais à l’étude de l’être humain et de ses conditions de vie, ce qui impliquait dans ma vision de l’époque soit une orientation en sociologie, soit en psychologie. J’ai d’ailleurs longtemps considéré l’optique de suivre un double cursus en sociologie et en psychologie, avant d’être découragé par la charge de travail. Pourtant, selon moi, il aurait fallu allier les deux perspectives disciplinaires pour développer un regard plus complet et pertinent sur la « réalité », qui englobe nécessairement tant une dimension psychique que sociale. Je fus donc frustré par le « cloisonnement disciplinaire » qui, très tôt, dresse des frontières entre les diverses disciplines tant au niveau des méthodes que des paradigmes. Avec surprise, je constatai qu’il n’y avait par ailleurs que peu d’interactions entre ces disciplines.
Puis, je m’inscris en deuxième année de sociologie dans un nouveau cursus en LEA (langues étrangères appliquées) en plus de mon parcours d’étude initial. J’abandonnai ce deuxième cursus rapidement en raison de mon incapacité à m’organiser. Ce retour sur mes expériences vise à exprimer une certaine réticence précoce pour le fait de devoir m’ « enfermer » dans un seul champ disciplinaire au niveau académique. Je finis malgré tout par passer de la sociologie au travail social, en passant par les sciences politiques.
Au cours de mes expériences personnelles et professionnelles suivantes, je renforçai encore mon aversion pour le cloisonnement disciplinaire. Dans ma pratique, je peux résumer deux axes fondamentaux à prendre en considération : 1) la compréhension des causes et des facteurs ayant poussé la personne dans sa situation actuelle ; 2) l’intervention pour aider la personne à améliorer sa situation ou à « régler » ses problématiques. Tant le premier point que le second nécessite une approche interdisciplinaire. Le contexte carcéral donne une illustration particulièrement claire de cette nécessité « holistique » ou pluridisciplinaire dans l’assistance et l’intervention. D’un côté, les causes de l’entrée dans la délinquance peuvent être liées à des raisons purement « sociologiques », telles la pauvreté et la marginalisation. D’un autre, la même personne peut souffrir de déséquilibre psychique et, plus souvent encore, se retrouver confronté à une quête de sens difficile à vivre. J’ai alors constaté à ce sujet que beaucoup de « délinquants » étaient bloqué dans un style de vie pour des raisons plus « identitaires », liées à l’image psychosociale de soi-même, que pour des motifs économiques. Outre la compréhension multifactorielle des causes, qui implique de travailler sur les « récits de vie » et donc naturellement d’adopter un point de vue large et intégrateur de diverses perspectives, l’intervention nécessite également la mobilisation d’outils divers et pluriels. D’ailleurs, le « travailleur social » est lui-même hybride, tant son parcours de formation intègre de multiples facettes disciplinaires et tant ses modes d’intervention font recours tantôt à des considérations sociales, ethnologiques, psychologiques, politiques, voire même religieuses dans certain contexte. Toutefois, cette interdisciplinarité dans le diagnostic et dans l’intervention reste dans bien des cas peu reconnue, voire même souvent controversée.
Outre cette remarque générale, on constatera également une tendance croissante vers la psychologisation du travail social, principalement dans le champ carcéral. Les détenus y sont de plus en plus vus comme des personnes atteints de disfonctionnement psychique, et l’analyse des facteurs de risque sociaux et politiques laisse souvent la place à une centralisation sur l’individu dans une perspective médicale qui semble particulièrement problématique. Cette tendance particulièrement visible cette dernière année représente encore un autre obstacle à l’interdisciplinarité dans ce milieu professionnel. Finalement, j’ai senti un manque de reconnaissance pour les perspectives interdisciplinaires de travailleurs sociaux qui osent dépasser les carcans imposés par les pratiques professionnelles « classiques » dans le milieu.
Plus tard, le doctorat fut une opportunité très alléchante en ce sens qu’il intégrait pour une fois une orientation interdisciplinaire non seulement autorisée, mais même encouragée. Du moins, sur le papier…
Dès le collège (lycée dans le contexte français), j’ai ressenti une certaine forme d’injustice, d’autant plus criante et marquante qu’elle ne semblait jamais être explicitée ou prise en compte. En fait, cette forme injustice que je ressentais alors était d’autant plus difficile qu’elle n’était pas reconnue en tant que telle, souvent ignorée et taboue.
Pour être plus clair et concret, j’ai réalisé à l’adolescence que les conditions de vie des élèves risquaient d’influencer fortement leurs chances de réussite dans les études. A partir de l’école secondaire, trois sections divisaient les élèves selon leurs niveaux. Or seuls les élèves étudiants dans la première des trois sections pouvaient être admis au lycée, les autres étant orientés vers des filières techniques et des apprentissages. Force est de constater que la grande majorité des élèves de la section la plus basse viennent de classes sociales et de milieux défavorisés, et ceux de la section la plus haute de familles plus avantagées. Ainsi, à certaines exceptions prêtes, on pouvait constater que la division des élèves en fonction de leurs résultats et compétences scolaires se croisaient généralement avec une division basée sur les classes sociales et origines familiales des élèves. Et cela ne pouvait pas être une coïncidence. Bien sûr, certains élèves de classes populaires pouvaient avoir de bons résultats et être orientés vers la section supérieure, mais un aperçu sur la composante sociale des classes du lycée dans la même région montrait une nette prédominance d’enfants de parents occupant des fonctions professionnelles « supérieures ».
Si l’inégalité est naturelle dans le sens où personne ne vient au monde avec des chances et des caractéristiques égales à celles des autres, il convient toutefois d’y remédier dans la mesure du possible et de faire le maximum possible pour atténuer les inégalités. Et le premier pas dans cette direction est sûrement de les reconnaître et de les mettre en lumière. Or dans mon expérience, je n’ai jamais entendu de telles considérations durant mon parcours scolaire et il semblait que tout le monde était à sa place, conformément à ses capacités. Les origines sociales et contextes familiaux n’étaient alors jamais discutés, ni mis en parallèle des chances de réussite ou de l’orientation scolaire et professionnel des jeunes.
Pour ma part, le ressenti d’une certaine inégalité de chances et de traitement, finalement porteuse d’un sentiment d’injustice dès l’âge de mes 15 ans, a provoqué en moi une certaine rupture avec le système scolaire et, plus gravement encore, avec le modèle de société dominant. Pourtant, en raison de mes bonnes notes depuis l’école primaire, j’ai eu la chance de suivre mes études dans la section supérieure de l’école secondaire, puis au lycée. Toutefois, je me suis senti « étranger » à l’univers scolaire et donc illégitime, en raison de mon contexte familial d’alors. Les problèmes familiaux rendaient mes études à la maison très difficiles, mais impactaient également sur mon sommeil et mon humeur. Certaines particularités de mon vécu ont engendré en moi une souffrance et un sentiment de différenciation face à la « norme » des autres
Au début de mes études universitaires, à Nanterre puis à Saint-Denis, j’ai appris que la grande majorité des étudiants qui suivaient mon cursus (sociologie et science politique) le faisaient par défaut, n’ayant pas pu obtenir d’inscriptions dans d’autres établissements plus côtés. Pour ma part, je n’avais simplement pas bénéficié d’orientations de la part de parents ou de référents susceptibles de pouvoir m’aiguiller vers les meilleures voies. Je constate alors que, du moins en France à cette époque, les parcours académiques supérieurs sont fortement différenciés en termes de perspective d’avenir et de reconnaissance publique. Les établissements prestigieux regroupent alors une majorité d’étudiants provenant de classes supérieures, et inversement pour les établissements les plus mal réputés qui accueillent des étudiants n’ayant trouvé aucune autre option. Je me retrouve alors avec des personnes qui pensent qu’elles sont là par défaut, sans bonnes perspectives d’avenir. Cependant, pour ma part, j’ai fait un choix orienté par mon intérêt pour la sociologie, motivé par mon parcours et ma « vocation » naissante de lutter contre les problèmes sociaux. Je n’avais pourtant jamais imaginé m’être enfoui dans une « voie de garage » sans réelles perspectives professionnelles à la sortie, selon l’avis même de nos professeurs. J’ai alors pris conscience de l’impact qu’ont l’orientation et des conseils de l’entourage dans les chances d’intégration professionnelle des jeunes. En effet, une personne qui dispose d’un bon capital social aura beaucoup plus de chances d’être orienté vers des filières et des écoles reconnues, favorisant à l’issue un succès professionnel.
Plus tard, dans le cadre de mes études, j’ai lu deux ouvrages du sociologue Stéphane Beaud (2003 et 2005), qui exposent l’influence du milieu social et familial dans les chances de réussite académique et dans l’intégration professionnelle. Ces enquêtes sociologiques mettent en lumière les limites et problèmes que rencontrent collectivement les jeunes de quartiers populaires français dans leur succès académique et professionnel après l’obtention du bac.
Doublement motivé à la fois par mes propres observations sur mon parcours et celui de mes connaissances et par ces recherches sociologiques, j’ai eu l’opportunité d’intervenir sur la thématique de "L'échec scolaire des jeunes des quartiers difficiles : l'inégalité et ses causes multidimensionnelles" lors d’une conférence en 2015 à l’Université de Constantine en Algérie. Un papier a ensuite été publié (Brodard, 2016).
Dès lors, je poursuis une réflexion pour élaborer des voies et des outils dans le but de démocratiser l’enseignement, en cherchant à atteindre tout étudiant indépendamment de son profil social et de ses difficultés. Dans cette voie, je soutiens que l’enseignant doit prendre en compte les besoins de chacun et accompagner les étudiants en tenant compte de leurs spécificités. Je soutiens aussi une approche collective et participative, fondée sur la solidarité et la complémentarité, chaque étudiant ayant des richesses et des connaissances à partager, et chacun pouvant profiter des expériences et des points forts des autres pour avancer.
À une période de ma vie, je me demandai pourquoi tant de difficultés et d’échecs s’étaient présenté sur mon chemin. Bien des fois, j’ai pensé tout devoir abandonner. Mais pour faire quoi ? La vie est un cheminement qu’il n’est pas vraiment possible d’abandonner. C’est dans ces moments de souffrance et de doutes que j’ai réfléchir profondément sur ma carrière, sur le sens que je peux donner à mon parcours, et sur ma vision pour la suite.
Sociologue « de formation » mais curieux et ouvert à d’autres perspectives disciplinaires, j’ai découvert avec un grand intérêt la méthode de l’ « intervention par le récit de vie ». À la croisée des chemins politiques, sociologiques et psychologiques, il s’agit d’accompagner (ou de s’accompagner soi-même) la personne dans le développement de son parcours biographique, dans l’optique de la quête d’un « sens » et d’un rééquilibrage de la personne qui, en se basant sur ses expériences, peut mieux affirmer son « identité » et prendre conscience des causes de ses lacunes et « échecs » apparents, mais aussi de mieux définir ses projets et son avenir. En d’autres termes, il s’agit d’aider la personne de le rendre « sujet » de sa propre vie. Cette méthode m’a immédiatement parlé, et j’ai commencé à l’utiliser pour mon propre cas avant d’espérer l’utiliser pour aider d’autres personnes. Personnellement, le travail par le récit de vie m’a aidé à trouver une cohérence à mon parcours et à reconnaître le « fil directeur » susceptible de lier mes différentes expériences et compétences dans un ensemble cohérent.
C’est essentiellement grâce à cette méthode, suivie sur plusieurs années, qu’une telle introspection (voire partie I) a été possible. Avec le recul, il m’est apparu que les tensions dans mon expérience de vie et les moments difficiles ont finalement constitué des ressources appréciables, et donc des compétences. Cependant, le cheminement continue et je cherche encore toujours autant à combler mes lacunes et m’améliorer.
Mon propre parcours de vie m’a amené à m’interroger sur la vision de ma carrière et à la « mission » que je pourrais idéalement percevoir à travers mon travail. À ce niveau, les trois pôles qui m’ont paru les plus significatifs ont été :
Il faut souligner que ces trois pôles restent interconnectés et qu’ils s’alimentent réciproquement dans une logique cyclique. Si l’apprentissage et la recherche sont des conditions nécessaires à un enseignement de qualité, l’enseignement nourrit quant à lui la recherche de manière considérable.
Quant à l’intervention, je la conçois comme la résultante et la suite logique de l’apprentissage et de l’enseignement. L’intervention sans « savoir » ni recherche préalable est souvent préjudiciable, comme me l’ont démontré nombre d’expériences et d’observations dans mes champs d’étude (notamment le travail et social et l’action humanitaire). Par ailleurs, l’enseignement véritablement « démocratique », adapté et sensible aux différences de condition et de capacité entre les étudiants, représente lui-même une intervention importante dans la quête d’un changement de système. En effet, la pratique de l’enseignement dans différents contextes sociaux relève les importantes inégalités des chances. Dans l’actualité récente, la normalisation des enseignements à distance ou en ligne supposent que chaque étudiant dispose d’un lieu de travail chez soi et d’un bon accès à internet, ce qui n’est pas le cas pour un nombre important de personnes, certes variable en fonction des lieux. Un enseignement éthique et respectueux de ses étudiants se doit de prendre en compte cette donne, sans quoi il se rend complice du maintien ou du renforcement d’inégalités sociales.
Baptiste BRODARD
Docteur en études religieuses - Sociologue - Auteur et conférencier
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